L’urgence écologique se fait de plus en plus pressante. Sur les 9 limites planétaires identifiées par des scientifiques internationaux, six sont déjà dépassées1. La chute de la biodiversité mondiale, le dérèglement climatique et les pollutions chimiques en sont des exemples particulièrement inquiétants. Face à ce défi majeur, les pouvoirs publics à travers le monde s’emploient à encadrer l’activité des entreprises. Leurs objectifs : les aligner sur les objectifs sociaux et environnementaux, mais aussi fournir aux investisseurs les clés pour comprendre et comparer la résilience des entreprises face aux risques écologiques. Cet article analyse la portée de ces réglementations pour les acteurs économiques de la Francophonie.
L’ISSB, une base commune pour le rapportage en matière de durabilité
Fondé le 3 novembre 2021 durant la COP26 à Glasgow, l’International Sustainability Standards Board (ISSB) vise à offrir un cadre global de divulgation cohérent, comparable et fiable des informations liées à la durabilité. Ses standards (IFRS S1 et IFRS S2) sont conçus pour compléter le rapportage financier établi par les autres normes de l’IFRS et répondre à la demande croissante de transparence sur les questions ESG (environnement, social, gouvernance) de la part des marchés financiers.
Le standard IFRS S1 s’emploie en effet à définir les exigences générales pour le rapportage en matière de durabilité, garantissant que les entreprises intègrent des évaluations de matérialité et des structures de gouvernance robustes dans leurs pratiques. Les entreprises doivent divulguer comment les facteurs de durabilité affectent leur performance financière et leur résilience globale. Le standard IFRS S2 se concentre pour sa part spécifiquement sur les risques et opportunités liés au climat. Il exige des informations détaillées sur les émissions de gaz à effet de serre (Scopes 1, 2 et 3), la gestion des risques climatiques, les plans de transition et l’analyse de scénarios climatiques.
Fonctionnant actuellement sur base volontaire, les standards de l’ISSB visent à fournir une base mondiale pour le rapportage ESG, permettant aux investisseurs de prendre des décisions éclairées. Plus de 20 juridictions – incluant des économies majeures comme le Royaume-Uni, le Japon et l’Australie, ainsi que des marchés émergents comme le Brésil et le Nigeria – planchent actuellement sur l’adoption de ces standards dans leur législation nationale. Ces juridictions représentent près du 55% du PIB mondial et plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre au niveau global. Les standards de l’ISSB sont ainsi en voie d’acquérir une portée contraignante dans les plus importantes économies du monde, une étape clé vers l’harmonisation mondiale du rapportage ESG.
La CSRD, un cadre de référence européen ambitieux
De son côté, l’Union Européenne a choisi une voie différente avec la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), récemment réexaminée dans le cadre du paquet de lois Omnibus, visant à simplifier la directive et son application. Si le texte sera donc probablement bientôt réformé au terme des discussions à venir entre la Commission, le Conseil et le Parlement européens, ses principes fondamentaux demeurent inchangés. La CSRD continue d’être le cadre légal de référence en matière de rapportage de durabilité, imposant des exigences techniques strictes, dont la spécificité principale tient au concept de “double matérialité”. Derrière ce jargon de technocrate, une exigence claire et bienvenue : les entreprises doivent rendre compte non seulement de l’impact des questions de durabilité sur leurs performances financières (comme le requièrent les standards de l’ISSB), mais aussi des conséquences de leurs activités sur les enjeux environnementaux et sociaux. En d’autres termes, les entreprises sujettes à la CSRD devront documenter les impacts de leurs activités sur l’environnement et la société dans son ensemble. D’autres dispositifs législatifs viennent renforcer cet arsenal juridique, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, la taxonomie verte ou la directive Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD), qui complètera bientôt l’exigence de rapportage par une obligation de prévention des risques ESG liés à leurs activités.
L’ensemble de ces textes est concerné par l’objectif de simplification poursuivi par le paquet de lois Omnibus, qui vient alléger les obligations pour les entreprises, assouplir l’application des règles, mais aussi limiter le nombre d’organisations soumises aux réglementations. Pour autant, la portée de ce cadre légal reste non-négligeable, avec des conséquences pour un grand nombre d’entreprises à travers le monde. Les exigences de transparence instituées par la CSRD ne concernent en effet pas seulement les États membres, mais bien toute entreprise ayant des activités économiques significatives dans l’UE (avec des critères liés par exemple au chiffre d’affaires global ou à celui des filiales européennes, qui restent à préciser dans le cadre des réformes en cours). Par ailleurs, les dispositions de l’arsenal juridique européen liées aux chaînes de valeur encouragent les acteurs économiques à privilégier des partenaires internationaux engagés dans une amélioration de leurs pratiques ESG.
Un tournant porteur de nombreuses opportunités
Si la CSRD et les standards de l’ISSB partagent des objectifs communs de transparence et de durabilité, leurs approches diffèrent, les premiers mettant l’accent sur la matérialité financière et la seconde introduisant la notion de double matérialité évoquée plus haut.
Pour les multinationales de la Francophonie, ces divergences créent des défis opérationnels. Elles doivent non seulement aligner leurs pratiques avec les attentes des investisseurs internationaux suivant les standards de l’ISSB, mais aussi se conformer à la CSRD pour leurs activités liées à l’UE. Cette complexité peut se traduire par des coûts administratifs supplémentaires et des audits multiples. Bien conscient de ces enjeux, le législateur européen a conçu la CSRD pour être interopérable avec les normes de l’ISSB, en dépit de cette différence d’approche. Concrètement, en ce qui concerne les informations à caractère financier, les normes ESRS issues de la CSRD sont largement alignées avec les standards IFRS S1 et S2, eux-mêmes cohérents avec les autres standards internationaux de rapportage environnemental.
D’autres contraintes existent pour les économies émergentes, qui font face à un accès plus limité aux outils d’évaluation des émissions de gaz à effet de serre ou aux compétences d’audit ESG. Répondre aux exigences de rapportage peut par ailleurs nécessiter des investissements conséquents en capital humain et technologique, qui compliquent la conformité.
Ces défis s’accompagnent néanmoins de nombreuses opportunités pour les entreprises de la Francophonie. L’alignement avec des standards internationaux ouvre l’accès à des marchés européens exigeants, attire des investissements internationaux et permet l’intégration des entreprises des pays émergents à des chaînes de valeur durables. Il est essentiel de soutenir ces régions par des initiatives de renforcement des capacités et des infrastructures, afin de garantir une transition juste et inclusive pour l’ensemble des acteurs économiques de la Francophonie et d’ailleurs. En renforçant leur connaissance des risques et impacts sociaux et environnementaux, ces entreprises gagneront en transparence, en compétitivité et surtout en résilience. S’inscrire dans ce tournant majeur leur permettra de profiter de l’ensemble de ces opportunités, tout en contribuant à l’émergence d’une société plus équitable et à la préservation d’un environnement sain pour les jeunes générations.
[1] Katherine Richardson et al., Earth beyond six of nine planetary boundaries. Sci. Adv. 9, eadh2458 (2023). DOI: 10.1126/sciadv.adh2458