Vestiges d’une insouciance heureuse
par Arnaud Gazeau
Mai 2004
Nous nous sommes rendus à Montréal pour assister à un numéro de feux d’artifice avec les amis de mes parents et leurs deux filles. Il est maintenant temps de prendre le chemin du retour… Ma mère m’aide à plier la chaise de camping sur laquelle je contemplais le spectacle. Ma plus jeune sœur est toujours endormie dans le porte-bébé dans lequel mon père la trimbale depuis qu’on est tous sortis de l’auto. Ma sœur cadette, plus âgée, gambade autour de mon père en jacassant avec entrain, surexcitée comme le sont souvent les enfants de cet âge lorsqu’ils sont encore debout passé l’heure habituelle du coucher.
Les filles de l’autre clan familial sont un peu plus vieilles que moi, plus fortes de caractère, plus grandes, quoi. Les sujets de conversation ne sont pas très faciles à trouver, mais ce n’est pas bien fâchant. De toute façon, leurs éternels débats sur l’incursion de l’une dans les cercles d’amis de l’autre occupent tout leur temps. Ou encore le dos un peu trop large donné à la santé physique fragile de la plus vieille quant à son implication scolaire. Et surtout, la jalousie acrimonieuse de l’aînée envers le comportement de suiveuse par lequel sa cadette tente toujours de l’égaler. Bref, elles ont tout un drama bien à elles qui les tient amplement occupées — en plus de me fournir un divertissement coupable aussi facile à écouter qu’à mettre de côté.
Nous descendons d’abord la pente douce et gazonnée au sommet de laquelle nous nous étions tous installés pour assister aux performances pyrotechniques. Nous marchons sur le trottoir depuis quelques minutes lorsque les quatre adultes ralentissent. Je tire la manche de ma mère pour lui demander quel est l’objet du conciliabule et elle me répond qu’ils sont en train de décider quel chemin prendre pour retourner à nos véhicules. J’attends patiemment, essayant d’attraper au vol les bribes de dialogue qui me semblent les moins opaques : les mots Sainte-Catherine et Berri-UQAM reviennent souvent et il est parfois fait mention d’un certain quartier gai. Je ne sais pas trop ce qu’il peut y avoir de particulier dans un tel quartier, mais, d’un point de vue sémantique, ça ne peut logiquement pas être dangereux ou ennuyant. Candide est donc l’accord que j’exprime lorsque ma mère daigne me demander mon avis quant au choix de cet itinéraire.
Quelques mètres après avoir repris notre vitesse de croisière, je vois mes parents et leurs amis quitter le trottoir pour marcher en plein milieu de la rue. Déconcerté, j’interpelle ma mère.
— Pourquoi tu marches sur la chaussée?
Elle me dit que sur ce bout de rue-là, aucune auto n’a le droit de passer. Je les rejoins donc. Ce secteur urbain est habité d’une énergie résolument différente. Il est baigné d’une ambiance qui se ressent dans les enseignes tape-à-l’œil et lumineuses des établissements d’où s’échappent des musiques endiablées. Je constate également que le sexe masculin est surreprésenté parmi la foule des passants et des gens assis sur l’une ou l’autre des terrasses, devant un verre d’alcool ou une bouteille de bière ambrée — ces breuvages de grande personne qui m’ont toujours fait grimacer de dégoût — ou se déhanchant au rythme de la musique. De vagues réminiscences remontent à la surface de ma mémoire, des souvenirs de bribes de conversations évoquant des femmes aimant d’autres femmes et des messieurs amoureux d’autres messieurs…
Enfin, peu après une terrasse particulièrement bruyante, la spécificité du microcosme que nous sommes en train de traverser m’est enfin clairement dévoilée : à demi cachés derrière un présentoir vertical à l’éclairage défectueux, deux hommes — à ce qu’il me semble, en tout cas — aux visages dissimulés par la pénombre complice de leurs vestes à capuchon se tiennent face à face, presque accotés l’un sur l’autre, probablement les yeux dans les yeux aussi. C’est à ce moment que le plus grand des deux pose un geste qui se grave dans ma mémoire et y demeurera à jamais : avec douceur et une tendresse infinie tendresse , il fait mine de donner une petite gifle sur la joue de son partenaire avant de sourire et d’attirer indolemment la tête de ce dernier contre sa poitrine.
De retour au foyer familial, et avant que le sommeil n’ait raison de moi, ma mère s’enquerra sur mon interprétation de la scène observée plus tôt. Je déclarerai avec un grand sourire que c’était une fausse gifle qui voulait dire : « Tu l’sais-tu que j’t’aime, toué, mon sacrament? »